Pierre Jean Jouve | Lettres 1925-1961 à Jean Paulhan

31,00 €

Tout de ma vie est toujours tourmenté et très dur avec quelques belles choses

Pierre Jean Jouve écrivit dans son «Journal sans date», En Miroir (Mercure de France, 1954) : «Un plus mauvais jour fut celui où je rencontrai Jean Paulhan, car on sait le dommage qui s'ensuivit pour toute une partie de mon œuvre.»

Si la vie éditoriale du poète, entre 1925 et 1961, a été partiellement entre les mains du directeur de La NRF, Jean Paulhan a peut-être été, parmi ses correspondants, le plus à même de comprendre le secret de son œuvre : en témoignent ces 149 lettres d'un Jouve ombrageux et angoissé par l’édition de ses textes, ainsi que les 19 lettres retrouvées de Paulhan (les autres ont été détruites par Jouve) et un livre dédié à Paulhan, mais publié chez Grasset, Le Paradis perdu (1929).

Accordant d’abord sa pleine confiance à celui qu’il nomme son ami, puis devenant hyper-sensible à toute critique – seuls Bernard Groethuysen, Gabriel Bounoure et Jean Wahl lui donnèrent quelque satisfaction à La NRF –, Jouve s’évertua à ne pas abandonner sa «continuelle position de défense», hormis pendant le temps de la guerre, où il entama avec son interlocuteur un dialogue d’une nouvelle force, aimantée par la «cause sacrée» de la Résistance.

Rythmé par plusieurs crises, ruptures et réconciliations dont le mouvement se clôt abruptement en 1961, ce corpus de 168 lettres ajoute peut-être du secret au secret de Pierre Jean Jouve, ne serait-ce qu'en raison de l'absence presque totale de la voix de Jean Paulhan.

Cependant, rompre n’est pas haïr, c'est souffrir, affirme Jouve dans En Miroir : «Mais qui donc est responsable ? Est-ce la tendance de rupture intervenant sans finesse, sans ruse, sans diplomatie – ou sont-ce les animosités exceptionnelles qui, dans la société parisienne surtout, ont répondu à mon travail et à mon existence ? Je mourrai sans doute n'ayant pas trouvé de réponse.» C’est l’une des questions que Jouve semble avoir posée à Paulhan.

Édition établie, préfacée et annotée par Muriel Pic (EHESS). Spécialiste de Pierre Jean Jouve, Muriel Pic a publié en même temps l'essai qu'elle a consacré à l’auteur de Noces : Le Désir monstre, Poétique de Pierre Jean Jouve (Éditions du Félin, sortie en novembre 2006).

Précisions

  • 253 pages. 13 x 21,5 cm. 31 illustrations et fac-similés n. & bl.

  • Annexes : textes de Bernard Groethuysen, Gabriel Bounoure, Raymond Schwab, Jean Wahl, Pierre Jean Jouve (lettre inédite à Gabriel Bounoure), Balthus.

  • Bibliographie jouvienne. Index des Noms et des Titres cités.

  • Collection “Correspondances de Jean Paulhan”

  • Publié avec le concours de la Fondation La Poste.

  • Tirage : 1 050 exemplaires. Isbn : 2-912222-26-5

  • Prix de vente public : 31 €

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FloriLettres

Lettre d'information culturelle de La Fondation La Poste

Pierre Jean Jouve / Numéro 81, édition du 19 décembre 2006

  • De 1925 à 1961, Pierre Jean Jouve, poète, romancier et critique a entretenu une correspondance avec le directeur de La NRF, Jean Paulhan. Les éditions Claire Paulhan publient aujourd'hui un corpus de 149 lettres de Jouve et 19 lettres retrouvées de Paulhan qui ont échappé à la destruction de leur destinataire. Cet ensemble enrichi de photographies, fac-similés et documents annexes dont une lettre de Balthus et des articles de Jean Wahl, est admirablement présenté et annoté par Muriel Pic qui publie parallèlement aux éditions du Félin, un essai, Le désir monstre, Poétique de Pierre Jean Jouve. La correspondance, rythmée par plusieurs ruptures et réconciliations, montre un poète inquiet, intransigeant quant à l'édition de ses textes, et extrêmement sensible à la critique. L'édition des lettres vient compléter le Journal sans date de Pierre Jean Jouve publié au Mercure de France en 1954 et permet d'approcher d'un peu plus près le secret de son œuvre.
    "J'avoue un état de secret. Il faut entendre par là que je reconnais le lieu profond de l'œuvre faite, l'endroit où elle s'alimente et vit, qui n'est à aucun degré un “lieu commun”". [Pierre Jean Jouve, En Miroir, Journal sans date, cité par Muriel Pic dans la préface aux Lettres à Jean Paulhan].

  • Propos recueillis par Nathalie Jungerman

    Née en 1974, Muriel Pic est docteur de l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS) où elle enseigne. Elle travaille sur les littératures française et allemande du XXe siècle et collabore régulièrement depuis deux ans avec la Freie Universität de Berlin.

    Vous venez de publier simultanément deux ouvrages, Pierre Jean Jouve, Lettres à Jean Paulhan 1925-1961 aux éditions Claire Paulhan, et Le Désir monstre, Poétique de Pierre Jean Jouve aux éditions du Félin. Comment est venu cet intérêt pour l'œuvre et la vie de Jouve ?
    Muriel Pic : J'ai découvert Jouve d'une façon tout à fait banale pour une étudiante de lettres puisqu'il était au programme d'un cours de licence. Les œuvres étudiées étaient les deux romans qui forment le diptyque Aventure de Catherine Crachat : Hécate et Vagadu. J'avais alors immédiatement compris la question poétique et spirituelle posée par le récit d'une conversion au pur amour dans Hécate et son importance dans une époque de double crise de la conscience et de la croyance. En revanche, je suis restée perplexe, et un peu agacée, face à Vagadu qui est écrit à partir d'un document psychanalytique, un récit de cas comprenant donc des récits de rêves, dont Jouve montre et épouse la complexité psychique. Je crois que c'est ce double mouvement d'attraction et de répulsion qui m'a amenée à travailler sur Jouve : conduire le lecteur à mesurer l'énigme de cette contradiction et lui montrer que cette énigme est sienne fonde la stratégie littéraire de Jouve.

    Comment s'est passé le travail éditorial pour établir cet ensemble de lettres ?
    Muriel Pic : Au fil de journées rue bleue, dans le 9e arrondissement, là où se trouvait auparavant la salle de consultation des archives de l'IMEC, j'ai appris à déchiffrer l'écriture microscopique de Jouve et à localiser sa posture d'énonciation face à Paulhan. Il a fallu aussi dater certaines lettres, reconsidérer la temporalité de la correspondance. En même temps, pour ne pas faire d'erreur, je devais faire les recherches historiques pour situer un événement, replacer en contexte un propos. Enfin, une double relecture globale, la mienne et celle de Claire Paulhan.

    Cette correspondance presque à une seule voix et le remarquable appareil critique qui l'accompagne montre un écrivain extrêmement soucieux de l'édition de ses textes (à tous points de vue : dates de publication, contenu, typographie, format de l'ouvrage, couverture…), et très inquiet des études et commentaires qui en sont faits…
    Muriel Pic : Oui, Jouve était très inquiet de la réception de son œuvre tant dans sa matérialité que dans sa signification. L'interprétation est un acte philologique fondamental chez Jouve car c'est un déchiffrement de l'énigme, la découverte de ce qui est caché, la reconnaissance d'une mystique (étymologie : "secret") au lieu d'un texte.

    Quelques mots sur sa relation amicale et professionnelle avec Jean Paulhan ?
    Muriel Pic : Grâce à Paulhan, Jouve entre aux éditions de La NRF de la maison Gallimard : cela voulait dire que l'œuvre allait exister comme telle, et survivre. L'admiration réciproque des deux hommes, dans leur rôle respectif d'éditeur et d'auteur, ne gommait cependant pas la différence de leurs points de vue sur le rapport aux autres et à la littérature. Si Jouve tend à la misanthropie, et s'inscrit dans un rapport aussi intense qu'exigeant, Paulhan, lui, est plutôt philanthrope. Il évite les conflits jusqu'à un certain point avec patience, sans les fuir.

    A partir d'avril 1941, il n'y a presque plus d'échanges entre Jouve et Paulhan, puis de 1949 à 1961, une seule lettre…
    Muriel Pic : Oui, une lettre de réconciliation d'autant plus surprenante de la part de Jouve qu'il déclarait publiquement en 1954 dans son Journal sans date : "Un plus mauvais jour fut celui où je rencontrai Jean Paulhan, car on sait le dommage qui s'ensuivit pour toute une partie de mon œuvre". Sa rancune semble vouer à perdurer pour une raison que le lecteur du journal ignore et que découvrira celui de la correspondance. Mais où est la vérité : dans le jugement du journal ou dans le pardon de la lettre ?

    Les lettres de Jouve à Paulhan témoignent de l'amitié et des affinités artistiques du poète avec les peintres Joseph Sima et Balthus. Les peintures de Sima, dont l'empreinte poétique est hantée par le mythe et la parabole, intéressent particulièrement Pierre Jean Jouve. Le poète consacre au peintre plusieurs études et publie des ouvrages illustrés de ses œuvres gravées…
    Muriel Pic : La première collaboration de Jouve et Sima date de 1923, mais c'est avec les eaux-fortes pour le Paradis perdu, édition publiée chez GLM en 1938, que s'instaure entre eux un véritable dialogue du texte et de l'image sur le thème biblique de la Genèse. Ce dialogue en miroir est surdéterminé par l'historicité des variations sur les premiers versets de la Genèse : si on regarde les planches de Sima et celles que réalisa Blake à partir du texte de John Milton Paradise lost, auquel le poème narratif de Jouve doit son titre, on voit que Sima opère une variation plastique tout comme Jouve opère une variation poétique. Chacun travaille singulièrement à partir d'une tradition mais aussi ensemble. Il faudrait consacrer un vrai travail à la notion d'image chez Jouve et, notamment, dans son rapport à quelques artistes de son époque. Et mes cours à l'EHESS portent actuellement sur le rapport du texte et de l'image...

    De même, l'œuvre picturale et les dessins de Balthus sont des figurations poétiques et mystérieuses qui s'inscrivent dans des compositions très denses, d'une magie rigoureuse à l'instar de l'œuvre narrative de Jouve…
    Muriel Pic : Jouve achète Alice en 1934 ; Balthus commence à peine sa carrière, mais Jouve le connaît depuis sa rencontre en 1925 avec Rilke et sa compagne, Baladine Klossowska, la mère du peintre. Le texte que Jouve consacre à cette peinture est le plus explicite sur le regard commun que porte le peintre et le poète sur l'homme : le regard intérieur. Il y a un dispositif visuel très intéressant dans ce tableau que le texte de Jouve, dans Proses, met en avant : Alice est en train de se coiffer, ses yeux sont renversés à l'intérieur d'elle-même, blancs. Elle se coiffe devant un miroir que le spectateur ne voit pas, car c'est lui justement. Alice devient le spectateur et réciproquement. C'est un jeu de reflet où Alice s'avère être une image intérieure du rêve, disons inconsciente, du spectateur, en l'occurrence Jouve.

    Jouve et la musique… Jouve se consacre aussi à la critique musicale et propose à Paulhan des articles sur Mozart, il a travaillé avec le musicien Fernand Drogoul, rencontre qui a été importante pour lui…
    Muriel Pic : C'est surtout la mort tragique de Drogoul en 1940 qui va frapper Jouve, comme le montre sa lettre à Paulhan du 29 juillet 1940. Il y déplore la disparition d'un être aussi sensiblement impliqué dans le monde que Drogoul. Dans son Journal sans date, il explique que Fernand Drogoul, familier de la rue de Tournon, l'a aidé dans son analyse du Don Juan de Mozart : "Cet homme excellent, surprenant, était comme on dit la musique même". Mais Jouve n'évoque pas cette collaboration dans la correspondance. Mais il y a pas mal de choses qui apparaissent dans la correspondance et pas dans le journal, et réciproquement...

    Pourquoi Jouve était si hostile au surréalisme, mouvement littéraire de son époque ?
    Muriel Pic : Le surréalisme relève pour lui d'une "exploitation publicitaire de l'inconscient", d'un "snobisme de la folie". Jouve, lui, veut montrer que la découverte de l'inconscient est une chance pour l'homme de voir qui il est et de maîtriser ce monstre de désir qui l'habite autrement que par la censure et le refoulement. Il s'agit d'apprendre à aimer la dissonance, d'apprivoiser l'inaimé en soi. Si révolution il y a, c'est au nom de l'amour uniquement. Mais la différence entre Jouve et le surréalisme est aussi une différence de réception : celle de Jouve passe par l'école suisse grâce à son épouse la psychanalyste genevoise Blanche Reverchon. De là sa marginalité vis-à-vis du surréalisme qui a médiatisé l'entrée de la psychanalyse dans la littérature durant l'entre-deux guerres chez la majorité des écrivains de l'époque.

    Dans votre essai, Le Désir monstre, vous montrez notamment de quelle manière Pierre Jean Jouve aborde le débat théorique de la première moitié du XXe siècle sur la notion d'expérience religieuse... Sa démarche littéraire…
    Muriel Pic : Jouve ne pense pas ce débat, mais sa démarche littéraire y répond : la spiritualité est localisée dans le texte ; l'expérience littéraire est spirituelle dans la mesure où ce qui la fonde, le référent auquel elle renvoie est absent. Jouve met en place des pratiques concrètes d'écriture qui produisent une lacune référentielle au double niveau de l'énoncé, grâce à la citation, et de l'énonciation grâce aux pronoms.

    Dans Proses, Jouve écrit "L'objet n'est rien et le désir est tout, même pas le désir, mais la phrase du désir". Pouvez-vous commenter cette phrase ?
    Muriel Pic : Disons que commenter cette phrase est à peu près ce que tente mon essai sur Jouve ! Donc, en quelques mots, je dirai que l'objet du désir est une réalité qui relève de la psychanalyse — et qui a été contestée par Deleuze notamment. Si Jouve, lui, ne la remet pas en cause, il en déplace l'enjeu dans un travail d'incarnation par l'ascèse poétique bien perceptible avec cette citation. On aurait alors affaire à une sorte de philologie du désir mimant l'expérience mystique. Or, il me semble que Jouve nous dit surtout ici, et dans toute son œuvre, au prisme de la mystique comme de la psychanalyse, que l'écriture n'est que désir. Non pas seulement en raison de sa puissance à laisser-être l'absence, l'altérité, la lacune comme présence paradoxale, mais encore parce qu'elle véhicule les phrases d'hier, elle les transmet, tout en s'offrant aussi à la transmission comme phrase de demain. C'est ce que j'appelle une dialectique de la lecture et de l'écriture. L'hier et le demain de l'écrit sont alors apparaissant et disparaissant dans le bel aujourd'hui de chaque lecture. Ainsi, la phrase du désir est un thème sur lequel on peut varier à l'infini. C'est un impossible aveu, non pas parce que l'on ne peut pas dire à l'autre "je te désire", mais parce que cela est nécessairement insuffisant (tout comme il est insuffisant de donner son nom pour dire ce que l'on est). Le désir, c'est le langage lui-même en son manque essentiel qui, justement, ne cesse de le produire comme excès. L'homme, défini comme être de langage, est pour toujours entre le silence et l'entretien infini. La phrase du désir, c'est alors tout autant une prière qu'une expression pornographique. C'est le moment où ce qui est dit est sublimé par le fait même de dire, sublimation qui ne peut s'opérer que grâce à un dit monstre qualitativement et quantitativement. La phrase du désir oscille entre le Nada et le Todo, c'est son rythme-hésitation, sa tension, et peu importe son origine et sa destination, peu importe son histoire quand bien même cette histoire est nécessaire et en aucun cas niée. En somme, il n'y a pas de sens au désir, et je pourrais développer ici en variant sur les nuances du sémantisme de "sens" : but, finalité, signification, perception, passion. La phrase du désir, c'est elle que suit l'analyse de Jacques Le Brun dans son admirable ouvrage Le pur amour de Platon à Lacan.

    Dans la lettre 76 (éd. Claire Paulhan, p.110), adressée à Jean Paulhan en 1933, la dernière phrase, "Tout de ma vie est toujours tourmenté et très dur avec quelques belle choses", reprise dans le titre de l'ouvrage, traduit bien l'existence de son auteur et l'empreinte que laisse la lecture de cet ensemble de lettres…
    Muriel Pic : Il y a une admirable allitération en " t " dans cette citation choisie par Claire Paulhan, et l'on sent bien dans le phrasé que cela produit la difficulté essentielle de vivre ainsi que la persistance du désir à survivre. C'est là que se joue le rôle du poète : dans la survie du désir malgré Tout.

    Pierre Jean Jouve, Lettres à Jean Paulhan 1925-1961, ouvrage qui participe à l'histoire littéraire (comme tous ceux édités chez Claire Paulhan !) …
    Muriel Pic : En effet, il était urgent d'avoir une prise sur l'œuvre de Jouve du point de vue de l'histoire littéraire car il n'a cessé d'effacer les traces biographiques tout en construisant un mythe. Grâce à la correspondance, on peut suivre Jouve au fil de dates, là où il ne nous avait laissé qu'un Journal sans date : autobiographie qui suit, selon moi, bien davantage la chronologie du désir, dans une découverte rétrospective de la volonté inconsciente qui a dirigé l'œuvre, que celle de l'histoire. Laquelle des deux est la plus "vraie" n'est pas la bonne question : comme le dit Jouve, il y a deux niveaux de réalité en l'homme, et dans la tension entre les deux se révèle son désir, désir monstre car il est à la fois combat et étreinte de forces contradictoires. Désir monstre dont Jouve nous montre qu'il est en l'homme, qu'il recouvre ou déchire la réalité la plus banale, et que son œuvre m'a de prime abord communiqué en un double mouvement d'attraction et de répulsion.
    Mais, la surdétermination du rapport entre la vie et l'œuvre chez Jouve, le mythe sans date versus la lettre datée, invite à interroger à nouveaux frais notre capacité à faire de l'histoire, ici, littéraire. Et je crois que l'interrogation actuelle autour du document et des archives est nourrie par cette question. Dans le cas qui nous occupe, une question très simple : comment ne pas romancer la re-présentation du bio- ou de l'autobio-graphique ? Il faudrait en discuter avec Claire Paulhan.

  • Ils sont beaux, les livres des éditions Claire Paulhan. Depuis la couverture, pliage japonais, comme habillés exprès pour soi, depuis le grain lisse, charnu, du papier ivoire, l'iconographie ici et là, délicate - photographies, lettres manuscrites qui découvrent davantage du secret de l'écrivain, amplifient la lecture générale —, c'est un ravissement au moment même de les ouvrir, tant ils rendent hommage au livre et, qui plus est, à leur auteur.

    Car il n'est qu'à lire les Lettres à Jean Paulhan, pour comprendre à quel point, de bout en bout d'une correspondance (la sienne) qui court sur 236 pages et mille et autres sujets possibles, Pierre Jean Jouve se préoccupait de la matérialité de son œuvre. À commencer par son prénom. "Je tiens à ce que mon nom ne comporte aucun trait d'union entre les prénoms. Il y a des années que je pourchasse ce fâcheux trait d'union qui traite Pierre-Jean comme Jean-Pierre. Ainsi indiquez toujours : Pierre Jean Jouve" écrit-il, à François Chapon, en vue d'une exposition qui va lui être consacrée à la bibliothèque littéraire Jacques Doucet, le 2 mai 1959. Pierre Jean Jouve qui ne tolérait aucune rature, recopiait avec soin ses manuscrits, en offrait certains, habillait lui-même parfois ses exemplaires de fin papier de Varese, surveillait chaque publication, exigeait son droit de regard sur les couvertures et se fâchait diablement auprès de son éditeur, s'il voyait apparaître la moindre coquille, ou si ce dernier manquait d'une certaine passion à l'endroit de sa production, était un maniaque, un obsessionnel de la qualité de l'édition de ses œuvres : il aimait les "beaux livres". Il lui arrivait même de les faire seul...
    "Tout de ma vie est toujours tourmenté et très dur avec quelques belles choses" dira, de lui, cet ombrageux lucide, à la fréquentation difficile, poète et romancier, qui cultiva avec délectation le secret autant que l'érotisme, aspira aux ressorts de la sublimation, renia toute sa production littéraire écrite avant 1925, converti à une spiritualité du pur amour. Il associa étroitement expérience mystique et travail d'écriture, inventa une langue et une vie poétiques, tendues entre ces deux forces extrêmes que sont l'érotisme et la mort, "dévoué à douleur et beauté", hanté par les réalités du désir, du corps et de la culpabilité, habité par les oxymores et les contradictions. Poète, en somme "de la catastrophe et de l'extase", ainsi résumé par Muriel Pic, dans la quatrième de couverture de son ouvrage Le Désir monstre, Poétique de Pierre Jean Jouve.

    Pierre Jean Jouve naît à Arras, en 1887, dans une famille bourgeoise, "dans une ville triste". Une jeunesse maladive l'empêche de poursuivre ses études universitaires, l'ouvre à la musique, et comme une grâce, avec la littérature et la poésie, à Mallarmé et Baudelaire. Il s'installe à Paris, en 1908, commence à publier à partir de 1914 et, pendant la Première Guerre mondiale, s'engage comme infirmier volontaire dans un hôpital militaire. Œuvres "de bonne conscience" avouera-t-il. Jouve sent que ce n'est pas "ça", décide d'un retirement en soi, amorce une longue crise, se recueille, médite les grands mystiques : François d'Assise, Thérèse d'Avila, Ruysbroeck l'Admirable…, et témoigne publiquement "d'une conversion à l'Idée religieuse la plus inconnue, la plus haute et la plus humble et tremblante" ("Postface" du recueil Noces, en 1928). Ce qu'il y célèbre, c'est une spiritualité mais sans dieu, une spiritualité assignée au dire poétique, où parole et mystique s'interpénètreraient. "J'étais orienté vers deux objectifs fixes : d'abord obtenir une langue de poésie qui se justifiât entièrement comme chant […] et trouver dans l'acte poétique une perspective religieuse […] Un mouvement vers le haut, un mouvement de conscience que je propose de nommer "spirituel", se présentait à l'esprit par ces deux objectifs réunis." écrit-il dans En Miroir, Journal sans date (Paris, Mercure de France, 1970, pp. 29-30). Sacralisation de la littérature, volonté aussi de réhabiliter la valeur rituelle de l'œuvre d'art, religion de l'art. Et en même temps, Jouve reconnaît que la mystique nie à l'art — quand bien même "un certain érotisme, on ne cessera de le remarquer, imprègne les actes sublimes des saints" -, ce qui lui est le plus important ; "l'ordre suprêmement sensuel qui revêt la chose de la beauté" (cité par Muriel Pic, p. 45). Si au désir et à ses puissances redoutables le mystique renonce, le poète lui, qui voit dans tout "grand" art (depuis le chant grégorien aux tableaux de Goya ou encore à la poésie de Shakespeare ou Baudelaire) une fin mystique, décide de l'appréhender comme "une force sacrée", canalisée et seulement possible lorsque fondée sur le sacrifice absolu de soi et de l'autre. "Perdre l'objet d'amour pour sauver l'amour": chez tous les héros jouviens, l'objet adoré est sacrifié au nom du "désir désintéressé", du renoncement à toute envie de désirer, soit par la séparation, soit par la mort...

    Le second mariage de Pierre Jean Jouve avec une psychanalyste, Blanche Reverchon, hâte son évolution spirituelle, marque surtout sa découverte de la psychanalyse, à laquelle il s'initie, alors qu'il participe, en 1923, avec elle, à la première traduction des Trois essais sur la théorie de la sexualité, de Sigmund Freud. Il explore alors "l'inconscient poétique". Muriel Pic l'explique, d'emblée et remarquablement, dans sa dense introduction au Désir monstre, avant de le développer plus tard ; "Ce que Jouve découvre dans la science freudienne, c'est un "inconscient poétique" : si ce dernier dépossède le sujet des mots de son désir, le travail poétique en exige la complète maîtrise. Quelque chose parle de moi et à ma place qui m'échappe complètement, me dépasse, mais qu'il m'appartient de faire advenir dans la langue (p. 18)."

    Romans ou poésie, l'œuvre de Jouve, entremêle amour et faute, désir et mort — destruction, par principe, de l'objet adoré —, rêve "l'unité, l'unité dans la maison", élève la figure féminine, centrale, à la dimension du mythe et réécrit les mythes, pour engendrer les mythes.

    Après plusieurs romans, dont Paulina 1880, paru en 1925, histoire d'une jeune femme déchirée entre la foi et la volupté (la jeune Paulina essaie d'échapper à son amant Michele et se réfugie dans un couvent de visitandines, où elle devient vite indésirable. Elle s'abandonne à nouveau à Michele, mais — scène capitale — le tuera), Le Monde désert (1927), drame à trois où le récit d'une naissance à la poésie, seule capable de réaliser l'unité désirée, par-delà la vie et la mort, Hécate (1928) et Vagadu (1931) où Jouve s'est inspiré d'une véritable expérience de psychanalyse pour approfondir son personnage fictif, et qui content l'histoire de Catherine Crachat qui, elle aussi, aime et donne la mort, Jouve se consacre essentiellement à la poésie, (Les Noces, Sueur de sang, Matière céleste, Moires — dernier regard porté sur son enfance...) et à la critique musicale (Don Juan de Mozart (1942), Wozzeck d'Allan Berg).
    "L'objet n'est rien et le désir est tout...". Mort de Pierre Jean Jouve en 1976.

  • Fidèle aux valeurs du groupe La Poste, la Fondation soutient l'expression écrite en aidant l'édition de correspondance, en favorisant les manifestations artistiques qui rendent plus vivantes la lettre et l'écriture, en encourageant les jeunes talents qui associent texte et musique et en s'engageant en faveur des exclus de l'écriture.
    Le site de la Fondation La Poste : www.fondationlaposte.org